Le Liban dans la Francophonie – Alfred GILDER

Le Liban dans la Francophonie

 Conférence au congrès de la pneumologie libanaise,
par Alfred Gilder, écrivain*
Beyrouth, Hôtel Mövenpick, le 24 avril 2013

les Présidents,
Mesdames, messieurs,

Un proverbe arabe dit : al lougha fârisson yah’milouka ila biladen baïda/« la langue est un coursier qui porte vers les pays lointains ». De loin, précisément, nous sommes venus, non à cheval mais par avion. Et vous allez échanger au cours de ce colloque en français, notre langue en partage.

Mais avant et d’abord, je voudrais remercier Richard Timéry, président de l’association franco-libanaise de pneumologie et son prédécesseur Youssef Zeïn, ainsi que mon ami George Khayat, président de la société libanaise de pneumologie, pour votre aimable invitation et votre merveilleux accueil dans la capitale du Liban.

Je salue aussi votre beau pays, beauté que beaucoup de poètes et de romanciers français ont exprimé en trouvant leur inspiration chez vous au cours du rituel Voyage d’Orient. Beau pays, mais aussi l’un des plus vieux au monde puisque le Liban est cité 103 fois dans l’Ancien Testament et que la métaphore qui le désigne : « pays des cèdres », est citée 74 fois dans la Bible. Le Livre saint dit que ces arbres majestueux ont été plantés par Dieu lui-même, d’où leur longévité éternelle.

C’est une joie pour moi de revenir au Liban millénaire. Il me plaît de le voir renaître après tant de malheurs qui faillirent le disloquer et le faire disparaître. Qui aurait parié une livre libanaise sur la survie de votre pays si attachant après une guerre civile qui mit à genoux l’économie, qui fit en 15 ans 150 000 morts et força à l’exil tant et tant de ses fils et filles ? Qui l’aurait parié après les troubles palestiniens, après la longue occupation syrienne et l’invasion israélienne, après le conflit meurtrier entre le Hezbollah et Israël ? Qui, surtout, aurait misé sur la survie de ce pays fragile situé dans la région de tous les dangers, pays qui eut l’impudence de réaliser un exploit : faire vivre et gouverner ensemble des chrétiens et des musulmans, en perpétuant l’aspiration des nations qui ne veulent pas mourir.

Le fait d’appartenir de longue date à cet ensemble nommé Francophonie vous a peut-être aidé à supporter ces épreuves terribles, sachant que vous n’étiez pas abandonnés à un destin tragique.

Vous m’avez, justement, demandé de vous parler de la Francophonie au Liban, ce pays petit par la superficie et la population, mais grand par les valeurs qu’il incarne : tolérance, dialogue, ouverture au monde.

Pour beaucoup ici, le français est un fait de culture et un choix social, tous deux fondés sur des liens anciens et affectifs avec la France. Pour cette double raison, le Liban a occupé dès le départ une place privilégiée dans les organes de la Francophonie.

En effet, le Liban a joué un rôle majeur lors de la création à Niamey en 1970 de la première organisation intergouvernementale des pays en francophones, l’ACCT, qui deviendra par la suite l’Organisation intergouvernementale de la Francophonie (OIF). Charles Hélou, président de la République du Liban fut l’un des cinq chefs d’État à vouloir que soit créé un organisme international qui puisse réunir les pays ayant le français en partage aux fins d’action commune, pays dont le nombre aujourd’hui s’élève à plus de 70. (cf. sur le site de la SPLF mon exposé sur la Francophonie).

Charles Hélou voulait ainsi matérialiser, conserver et faire fructifier les liens vivaces forgés par une histoire commune créée autour d’une langue et d’une culture dans un pays qui est le dernier jardin de la Francophonie au Moyen-Orient, un jardin bien entretenu..

En une deuxième occasion capitale, le Liban a montré son attachement à la Francophonie en accueillant à Beyrouth le IXe Sommet des chefs d’État et de gouvernement en octobre 2002. Ce faisant, ce pays hôte a confirmé sa place de pivot de la Francophonie au Moyen-Orient, et de « pierre angulaire » au sein de l’OIF pour reprendre l’expression de Rafic Hariri à ce Sommet.

Troisième démonstration de cet ancrage dans la Francophonie : le président de la République du Liban, Michel Sleiman et le Secrétaire général Abdou Diouf ont signé en octobre 2008 au Sommet de Montreux en octobre 2010 un pacte linguistique pour endiguer l’envahissement de l’anglo-américain en entretenant une dynamique favorable au français dans un pays désormais trilingue (voir le texte en annexe). Les actions envisagées dans cet accord capital et prometteur viseront trois domaines : l’enseignement, la culture et l’environnement francophone.

 Un peu d’histoire

Dans un livre qui fait autorité, Le français au Liban, écrit en 1979, Abdallah Naaman a excellemment raconté la longue saga de notre langue commune au Levant. Son livre est d’ailleurs prémonitoire puisqu’il annonce la percée fulgurante de l’anglo-américain et le passage du Liban au trilinguisme.

L’ancrage du français au Liban est ancien. Tout commence au XVIIe siècle quand le destin voulut que deux savants de la montagne libanaise deviennent professeurs au Collège des Nations (qui deviendra le Collège de France). À la même époque, sous Louis XIV, des pères jésuites fondèrent les premières écoles françaises à Antoura et Ghazir, début d’une longue série d’établissements tenus par des religieux, où sera enseigné le français.

Rappelons qu’à la suite des Capitulations, traité entre François Ier et Soliman le Magnifique en 1535, la France s’institua au XVIe siècle protectrice des chrétiens d’Orient, ceux-ci commençant à voir en elle une référence culturelle

Au commencement, trois faits majeurs contribuèrent à l’implantation du français : la création à Rome du collège maronite en 1584, puis la pépinière d’orientalistes et la création du collège d’Ayn Warqa où l’on enseignait plusieurs langues, dont le français.

La présence du français serait même plus ancienne. En effet, on trouva près de Tripoli, à Nephim, le premier texte notarial en français : il date du XIIIe siècle (époque de Saint Louis), ce qui prouve que les Libanais apportèrent leur part, modeste mais réelle, au commencement de notre langue !

En réalité, après des débuts timides, l’implantation pour de bon du français s’est faite en trois grandes étapes :

  • Pendant la période ottomane, c’est par les missionnaires que le français au Liban se propage peu à peu, jusqu’à supplanter l’italien jusque-là prépondérant. À partir du XIXe siècle, les écoles religieuses, les Jésuites (de retour au Liban), mais aussi les nombreuses autres congrégations (Lazaristes, Maristes, Capucins, Pères blancs, Frères des Écoles chrétiennes, Sœurs de la Charité, …) concurrencées la Mission laïque française promue par la IIIème République anticléricale et par les protestants d’obédience anglaise ou américaine. Tous répandent l’enseignement du français « tous azimuts ». Les religieux dirigent des collèges où seront formés les futurs cadres du Liban. Ainsi, au Collège français du Sacré Cœur, aux mains des Frères des écoles chrétiennes, des dirigeants de la jeune nation feront leurs études, comme Camille Chamoun, Fouad Boutros, Pierre Dagher, Michel Doumet. Ajoutons que l’enseignement de l’arabe fut souvent assuré par des jésuites arabisants et que des chrétiens libanais ont été aux premiers rangs de la renaissance intellectuelle (la Nahda) du monde arabe à la fin du XIXe siècle. Dès lors, le français eut « le privilège de la faveur populaire et des administrations » .
  • En une deuxième grande vague, qui va de 1861 à 1918, le français se généralise. C’est l’époque des moutassarifs, ces résidents généraux nommés par la Sublime Porte. Les onze gouverneurs du Mont-Liban furent tous francophones et beaucoup francophiles, parfois même de mère française comme Daûd Pacha ou mariés à une Française, comme Wassa Pacha et Ohannès Pacha. Tous contribuèrent peu ou prou à l’essor du français au Liban.
  • Et, bien sûr, la troisième étape, décisive, fut celle du Mandat (1920-1943) : le français acquiert alors le statut de deuxième langue officielle, après l’arabe (article 11 de la Constitution libanaise de 1926) et devient dans la vie courante une langue quasi maternelle. Dans le double registre écrit et oral, public et privé, le français atteindra alors son apogée, qu’il maintiendra au moins jusqu’aux années soixante.

 Statut du français

Aujourd’hui, le français est considéré comme une langue seconde au Liban. Ce n’est ni une langue nationale, ni une langue étrangère. Au plein sens du terme, elle est une langue aimée par les Libanais. Elle est, pour beaucoup de parents, bien plus qu’un idiome, une somme de valeurs, un facteur d’osmose culturelle Orient-Occident, un symbole d’ouverture sur le monde, un passeport pour un avenir meilleur. Un signe en témoigne : bien des familles chiites appartenant aux classes moyennes tiennent à inscrire leurs enfants dans des écoles francophones, généralement chrétiennes, bien qu’il y ait les écoles du Hezbollah et du mouvement Amal.

Que le français soit un élément de l’identité libanaise, voilà ce dont le pays des cèdres lui est redevable. « Ne point en tenir compte, écrit un universitaire libanais, Ayaf Sinno, serait, en toute objectivité, verser dans une simplification réductrice et apauvrissante des caractéristiques de la société libanaise et dans une intolérance qui nous boucherait la vue sur les réalités. » De même, le président de l’Université Saint Joseph disait en 2001 : « Si le Liban venait à être privé de langue et de culture françaises, plus rien ne le distinguerait des autres pays arabes de la région et il perdrait sa raison d’être la plus fondamentale : celle de constituer un lieu de rencontre et de dialogue entre la civilisation occidentale et la civilisation arabe. »

Disons aussi que nombre de Libanais ont excellé et excellent encore à l’échelle internationale grâce à l’adoption du français comme moyen privilégié d’expression.

Rappelons enfin que, pour beaucoup d’auteurs libanais, la langue française fut aux jours cruels une « terre d’accueil ». Comme le dit si bien Vénus Khoury-Gattaz, elle fut alors à la fois « un refuge, une source d’angoisse et une certitude » avec des liens étroits et des rapports émotionnels à travers les valeurs qu’elle véhicule.

 Situation actuelle du français au Liban

Elle appelle deux questions :

1 – Quelle est aujourd’hui la situation du français ?

D’après les chiffres communiqués par les autorités libanaises à l’OIF et selon le dernier recensement effectué en 2010, le nombre de francophones s’élève à 38% de la population, soit un peu plus de 1 600 000 locuteurs sur une population estimée à 4 250 000 habitants (dont 51 % n’étant qu’arabophones). Les personnes totalement francophones représentent 18 % de la population et celles partiellement francophones 20 %, les premières ayant une excellente maîtrise du français, les secondes une connaissance sommaire . Ces chiffres sont remarquables compte tenu du contexte multilingue et de l’offensive de l’anglais après guerre.

Il n’existe aucune statistique fiable sur le nombre de francophones au sein de la diaspora. Les chiffrages sont si imprécis qu’ils vont de 4 à 14 millions ! Il ya cependant fort à parier que beaucoup de Libanais expatriés parlent français, notamment en Afrique sub-sahélienne. Ainsi, il y a à Dakar plus de Libanais que de Français.

Le Liban regroupe l’un des plus vastes réseaux d’institutions d’enseignement francophone au monde. Le français au Liban a un statut de langue d’enseignement pour les sciences dans 2694 écoles publiques et privées libanaises pour 77 % des élèves (du préscolaire au secondaire) soit 900 000 élèves. La population scolarisée en français demeure donc importante. 60 % des élèves adoptent le français en deuxième langue (soit environ 600000 élèves). 1565 établissements scolaires enseignent seulement le français en plus de l’arabe tandis que 560 enseignent l’anglais en plus de l’arabe. L’enseignement du français mobilise environ 25 000 professeurs de français et en français.

La francophonie universitaire est également forte. Elle se révèle majoritaire parmi les 160 000 étudiants du pays. Cinq Universités enseignent en français. À tout seigneur, tout honneur, l’Université Saint Joseph fondée en 1875 : elle fut et reste le premier foyer de rayonnement de la francophonie au Levant. L’Université Saint Esprit Kaslik témoigne du même engagement avec ses programmes et enseignements en français. L’Université libanaise, l’Université Balamand et l’Université Antonine également. Il en va de même pour l’Université arabe de Beyrouth et l’Université islamique du Liban

Une enquête sur le lectorat a fait apparaître que la situation actuelle ne tourne pas au désavantage du français puisque 35 % des Libanais ne lisent (ou ne liraient) qu’en arabe, que 14 % ne lisent jamais, que 54 % lisent en français (chiffre qui nous paraît exagéré) et 14 % en anglais seulement (chiffre qui paraît sous-estimé).

Voici deux autres signes, qui ne trompent pas, de l’appétence des jeunes Libanais pour le français :

  •  les résultats très honorables qu’obtient le Liban (13ème sur 75 pays francophone) pour la réussite au test de connaissance du français (TCF), cet examen se présentant sous la forme d’un QCM de 80 questions portant d’une part sur les capacités de compréhension écrite et orale, d’autre part sur la maîtrise des structures grammaticales.
  •  le rang, très honorable aussi, qu’obtiennent les Libanais au championnat du monde de scrabble : Beyrouth a accueilli en 2005 cette compétition et une centaine de joueurs libanais de haut niveau y participant chaque année.

 2 La francophonie est-elle en perte de vitesse au Liban ?

Si, comme on vient de le voir, les positions de la langue en partage sont encore solides au pays des Cèdres, il n’en demeure pas moins qu’il y a plusieurs raisons de s’inquiéter que sa situation se dégrade. En effet, l’anglo-américain a sérieusement entamé au fil des décennies la position prépondérante du français au Liban.

Premier motif d’inquiétude : le nombre des écoles anglophones augmente vite et risque de dépasser celui des écoles francophones. Il est de moins en moins rare, que, au cours de leur cursus, des élèves changent d’école pour achever leurs études en anglais. Qui plus est, le système d’enseignement du français et en français présente des faiblesses :

  • niveau inégal de formation initiale et continue des enseignants ; à l’exception de Beyrouth et du Mont Liban, où les titulaires du ministère de l’éducation sont majoritaires, l’enseignement repose souvent sur des vacataires dont les compétences linguistiques et académiques n’ont pas été vérifiées ;
  • contraste entre l’excellence de certains établissements privés et le niveau moindre des écoles publiques, les parents à se tournant davantage vers celles-ci à cause de la crise économique et du coût de la scolarité, et, de ce fait même, baisse générale du niveau.
  • départs massifs à la retraite au cours des dernières années de professeurs biens formés, ce qui a mis la qualité de l’enseignement du et en français dans les régions peu francophones les plus isolées, les plus pauvres ou les plus touchées par les crises politiques ;
  • coût élevé du livre francophone et faible taux d’écoute des médias francophones ;
  • passage mal assuré entre le français à usage scolaire/universitaire et le français langue de communication au quotidien/ français langue de travail ;

Non moins grave, le français, en tant que langue de travail, perd des « parts de marché », les élites libanaises étant désormais majoritairement formées dans des pays anglophones. Deux raisons à cela :

  • la mondialisation économique s’exprime en anglo-américain et y contraint tous les pays, y compris la France. Pour se convaincre, si besoin est, que l’anglais l’emporte désormais sur le français, il suffit de voir et de lire sur le parcours Beyrouth-Jounieh-Byblos l’enseigne des magasins et le texte des affiches publicitaires, lesquelles sont d’autant plus agressives que, le plus souvent, elles ne sont même pas traduites en arabe.
  • la proximité des pays du Golfe, plus la Jordanie et l’Irak : tous passèrent à l’anglophonie du fait de la domination britannique sur le Moyen-Orient après 1917, suivie de la mise sous orbite américaine de la plupart d’entre eux après 1945.

 

Depuis lors, on a glissé d’une situation où le français était comme une deuxième langue maternelle à celle d’un trilinguisme arabe-français-anglais avec le risque que ce dernier supplante définitivement notre langue en partage. Un fait, parmi bien d’autres, justifie cette crainte : les chiffres relatifs aux publications (journaux, magazines, revues techniques, ou de cinéma, de mode, de littérature, etc.) font apparaître 157 titres en arabe, 147 en français et 160 en anglais.

Cela étant, le Liban ne peut vivre replié sur lui-même et l’enfermement dans les seules relations avec des pays francophones ne sauraient suffire compte tenu des défis économiques mondiaux auxquels les entreprises libanaises doivent faire face tandis que les échanges commerciaux nécessitent l’usage quasi obligé de la langue du dollar.

À propos de la progression de l’anglais, l’ancien ministre de la culture libanais, Ghassan Salamé, dit quelque chose de pertinemment drôle en proposant de sortir de « cette dichotomie où l’anglais est la langue du business et le français la langue de la culture et de l’amour ».

Non moins inquiétant sont le vieillissement des élites chrétiennes et la diminution en pourcentage de la population chrétienne qui, traditionnellement, représentait le plus grand nombre de locuteurs francophones. Cet affaiblissement démographique n’est que partiellement compensé par la progression du nombre de francophones parmi les chiites, dont beaucoup sont revenus d’Afrique francophones après a guerre civile.

Dernier facteur d’aggravation de la situation : le système politique libanais. Car les postes de responsabilité sont répartis en fonction de l’appartenance communautaire et non des compétences, ce qui ne permet pas toujours aux francophones d’occuper les postes auxquels ils pourraient prétendre de par leur formation initiale.

Tout cela ne peut qu’affaiblir la francophonie au Liban et en dévaloriser l’image. Ce serait dommage de n’y porter aucun remède, notamment pour démocratiser l’ l’enseignement, en renforçant les écoles publiques afin que le bonheur de partager la langue française ne soit pas réservé aux classes aisées. C’est pourquoi un pacte linguistique a été scellé en octobre 2008 entre le Liban et l’OIF (cf. le document joint en annexe). Il a pour but d’entretenir une dynamique favorable au français dans un pays désormais trilingue. À cet égard, l’exemple de l’aéroport de Beyrouth est à suivre.

 Et la littérature francophone dans tout ça ?

Le pays des Cèdres est d’ancienne et haute civilisation. C’est près de Byblos, dans la ville phénicienne d’Ugarit-Ras Shamra, qu’est apparue l’une des plus vieilles écritures au monde, le cunéiforme. Le rapport du Liban à l’écrit remonte donc à loin, l’ouverture des Libanais aux autres langues aussi. En outre, la réputation séculaire des éditeurs libanais n’est plus à faire, 80% de l’édition en arabe au Moyen-Orient basée au Liban.

L’attachement des Libanais au français est constant depuis des siècles. À cet égard, il est intéressant de signaler que, à l’occasion du Sommet de Beyrouth, fut dressé en 2002 un inventaire bibliographique quasi exhaustif des œuvres écrites en français (livres, thèses, articles, revues) qui traitent du Liban entre 1515 et 2001 et portant sur tous les domaines. Ce recensement établi par Maurice Saliba s’intitule L’Armorial de la Francophonie au Liban. Il répertorie plus de 16 000 textes, 16 027 précisément, le tiers de ces documents étant écrit par des Libanais à partir de 1880.

C’est dire l’ancienneté et l’intensité d’usage du français au Liban. Aujourd’hui comme hier, la littérature s’enrichit d’auteurs qui écrivent dans la langue de Molière. Pour n’en citer que quelques-uns, et des plus fameux : Georges Schéhadé, Farjallah Faïk, Amin Maalouf, Andrée Chédid, Vénus Khoury-Ghatta, Nadia Tuéni, Salah Stétié, George Corm ou Michel Chiha. Ces écrivains, poètes ou dramaturges excellent à exprimer en français le rythme, les visions et la somptuosité du verbe arabe. Ils aiment, disent-ils, le fruité de la langue française, un « fruité profond et simple, un diamant brillant de toutes ses facettes », comme l’écrit si joliment Salah Stétié.

Trois autres réalités témoignent de la présence et de la vitalité du français au Liban :

  • le Salon du livre de Beyrouth, troisième en importance après ceux de Paris et de Montréal ;
  • l’importance du réseau des bibliothèques, à commencer par celle de Beyrouth, qui possède plus de 35 000 livres, BD, CD ou CD ROM en français.
  • l’existence de neuf centres culturels français implantés à Beyrouth et dans huit villes de province ainsi que des 12 Centres de lecture active (CLAC) de l’OIF répartis sur l’ensemble territoire, ces CLAC comportant une salle de lecture, une bibliothèque et des équipements audiovisuels et informatiques.

 La presse, les médias et le cinéma

La presse francophone au Liban souffre, comme partout ailleurs, du phénomène de concentration, de la concurrence des médias audio-visuels et, désormais, de l’Internet.

En 1979, le Liban disposait de onze organes de presse d’expression française. Aujourd’hui, il n’en a plus que trois :

  • un quotidien : L’Orient Le Jour, fortement concurrence par le Daily Star,
  • un hebdomadaire : Hebdo Magazine,
  • un mensuel : Le Mensuel du Levant.

Dommage que, entres autres titres, ait disparu en 2001 La Revue du Liban et de l’Orient arabe fondée en 1928.

Il est à regretter aussi que les projets de création d’une chaîne télévision libanaise francophone n’aient pas abouti, tel celui de C 33. Au passage, il est amusant de constater que les chaînes libanaises, envahies comme partout ailleurs de séries ou de films américains (sans compter les productions égyptiennes), aient programmé des émissions françaises à succès tels Un gars, une fille devenu Adam oua Hawa ou Tout le monde en parle traduit par Chako mako.

 Le franbanais et les libanismes

Comment résister au plaisir de dire quelques mots sur le franco-libanais et les libanismes ? Comment ne pas citer ces phrases où le français et l’arabe se mélangent, quand l’anglais ne s’y ajoute pas ? Ces formes d’expression font partie du français que parlent et écrivent les Libanais dans la vie de tous les jours, et elles en font tout le charme.

Il y a d’abord le franbanais « pur » comme dans Pardon minnak (de vous) ou Merci ktir (beaucoup). S’y ajoutent des expressions bilingues tel Pardon sorry, voire trilingues, dont, parmi les plus employées, Hi, kifak, ça va ? et Tayyib, OK. D’accord. Ce sont là des mélanges d’arabe, de français et d’anglo-américain où l’on répète les mêmes choses en une même phrase. Il est vrai que l’arabe ne manque pas d’expressions pléonastiques tels et’la’ barra (sort dehors) ou foute lajououah (entre dedans).

Ensuite, beaucoup de Libanais ponctuent leurs phrases françaises de mots de liaison dialectaux. On entend fréquemment yanné (c’est-à-dire), tayyib (bien), enno (c’est que) ou bass (ça suffit !). On y met aussi des mots arabes affectueux comme habibi (mon amour) hayété (« ma vie ») ou encore ayni (mes yeux).

Cela peut être aussi une traduction littérale d’une expression libanaise :

  • On rit sur quelqu’un, on est fâché de quelqu’un.
  • On ne travaille pas un jour sur deux mais un jour oui, un jour non.
  • Un enfant n’est pas doué pour les études mais brave.
  • Pour dire à quelqu’un qu’on souhaite le voir, on lui dit : fais-toi voir ou laisse-toi voir.
  • Et on ne part pas, on quitte.

Autres purs arabismes : au Liban, il n’est pas 8 heures 35, mais 8 heures et demie cinq, et on ne va pas aux toilettes, on va à la toilette.

La contamination peut être réciproque. Ainsi, dhar al-ramad fi-l-uyun est le calque du gallicisme « jeter de la poudre aux yeux ».

Et certaines expressions sont si populaires qu’elles ont été intégrées à la parlure libanaise. Exemple : si l’on salue un arabophone en lui disant bonjour ou bonsoir, il lui arrive de s’entendre répondre bonjourayn ou bonsoirayn, qui signifient « deux bonjours » ou « deux bonsoirs », et qui prouvent la générosité libanaise !

Autre particularisme lexical : l’arabisation de mots français, phénomène inéluctable quand deux langues sont en contact étroit. En atteste le quartier où vous tenez votre congrès : Raoucheh, qui vient de rocher, puisque Beyrouth est un promontoire rocheux. On pourrait donner une quantité d’autres mots que la modernité a fait entrer dans la vie de tous les jours, tels bnoukeh et cheqât, pluriel de banque et chèque, ou, dans le vocabulaire de l’automobile, dirkission (direction), ichakman (pot d’échappement) ou point mort donnant bamor, d’où le verbe bawmara !

Il peut toutefois se produire des confusions. Ainsi :

  • l’expression avoir le bras long veut dire au Liban « être un voleur ».
  • vivre dehors (traduction littérale de ‘ayech barra) signifie « vivre à l’étranger »,
  • tu vois comment ? est également trompeur : il veut dire « tu saisis, tu comprends ? » traduit de l’arabe chefet kif.
  • de même : laisse-moi voir, transposition de khalliné chouf, signifie « j’y penserai et te donnerai une réponse ».
  • le manger n’est pas bon ici, traduction littérale de el akl mich tayeb houné induit en erreur, akl étant la nourriture et non le fait de manger.
  • et attention à je partirai encore un peu dont le sens est « je partirai plus tard » !

On trouvera d’autres exemples d’interpénétration des deux langues dans un savoureux petit livre de Dounia Mansour Abdelnour, Faux et usages de fautes.

 Conclusion

Pour finir, permettez-moi de citer l’un de vos plus prestigieux écrivains. Dans Les Désorientés — c’est-à-dire ceux qui ont perdu leur Orient — Amin Maalouf fait dire à son héros principal : « De la disparition du passé on se console facilement, c’est de la disparition de l’avenir qu’on ne se remet pas. » C’est une pensée forte. Car le monde serait bien triste sans le français et sans la Francophonie, qui est un rêve d’avenir partagé. Et c’est un rêve de fraternité. C’est pourquoi nous nous battons tous ensemble pour ne pas briser ce rêve et continuer de partager notre langue commune dans toutes les disciplines de l’esprit, comme vous le faites dans votre domaine de haute spécialité médicale. Comme le font si bien aussi la Société de pneumologie de langue française et son Espace francophone de pneumologie, dont je salue les deux chevilles ouvrières, Bernard Pigearias et Ali Ben Kheder, qui œuvrent sans relâche pour que le français reste d’usage international dans vos activités, lesquelles s’étendent à vingt-quatre pays.

Permettez-moi de conclure aussi en songeant à un petit livre merveilleux de Antoine de Saint Exupery. C’est Le Petit Prince, que vous avez sans doute tous lus. Il a été traduit en 127 langues. J’en ai trouvé à Beyrouth deux traductions différentes en arabe l’une à la Librairie orientale, l’autre à la Librairie Antoine. Mais ce que n’a pas dit « Saint Ex », on peut l’imaginer ainsi pour saluer vous travaux qui commencent dès ce soir :

« Quand le Petit Prince arriva à Beyrouth pour assister à votre colloque de pneumologie, les Libanais lui dirent ceci :

« Sois le bienvenu, Prince, sur cette vieille planète d’Orient, carrefour ancien des hautes civilisations. Chrétiens et musulmans, nous t’accueillons ensemble. À côté de notre langue arabe, ici l’anglais est utilisé et le français est chéri. Nous avons été les premiers et les plus ardents bâtisseurs de la Francophonie. Elle est la constellation qui permet un véritable commerce des hommes, des esprits, des pensées, et des biens de toutes sortes. Le dialogue des peuples, des nations et des civilisations est, plus que jamais, indispensable. Pour cela, la Francophonie est l’espace de dialogue tout trouvé. »

À Beyrouth, ayez, chers amis pneumologues et allergologues, la foi qui déplace les montagnes. Travaillez. Organisez. Imaginez. Soyez concrets. Réussissez !

Je vous remercie de votre attention.

 

 Annexe

Le pacte linguistique LIBAN/OIF

Lors du Sommet des Chefs d’État et de gouvernement réuni à Québec en octobre 2008, une résolution tendant à promouvoir la langue française a été adoptée. Pour concrétiser cet objectif, le Liban a tenu à conclure avec l’OIF un pacte linguistique signé en octobre 2010 au Sommet de Montreux. Le président de la République du Liban, Michel Sleiman, et le Secrétaire général de la Francophonie, Abdou Diouf, sont convenus d’en faire examiner les conditions d’établissement à l’occasion d’une mission officielle de la Francophonie (OIF, AUF et TV5 Monde), qui s’est rendue à Beyrouth en mars 2010. Coordonnée par le représentant personnel du chef de l’État libanais, la mission répondait à la volonté politique clairement affichée par les autorités libanaises d’entretenir une dynamique favorable au français pour conserver et renforcer le caractère trilingue du Liban.

La mission précitée, qui s’est rendue sur place en mars 2010, a évalué, en concertation avec les autorités libanaises, la situation du français dans les différents secteurs de la société et sa place dans le système éducatif. A partir du constat établi, des priorités ont été dégagées et ont permis, à l’issue d’échanges entre toutes les parties au Pacte, d’élaborer un plan d’action comportant trois volets : enseignement, culture et environnement francophone.

Les financements et contributions des différentes parties, ainsi que le calendrier de sa mise en œuvre, faisant l’objet d’un plan de travail pluriannuel établi en coopération avec l’OIF et les opérateurs de la Francophonie concernés.

Les axes prioritaires du pacte concernent trois domaines :

 1 – L’enseignement

  • Conforter et, dans certains cas, restaurer la place de la langue française dans l’enseignement public par des dispositions législatives et/ou réglementaires appropriées.
  • Auditer les filières de formation initiale des professeurs de et en français et rénover les méthodes et les outils (utilisation du multimédia, des technologies de l’information et de la communication et mise en place de l’Initiative pour la formation à distance des maîtres, IFADEM).
  • Systématiser et moderniser, en l’adaptant aux profils des enseignants et en tenant compte de la langue nationale, l’arabe, la formation continue des enseignants et des formateurs spécialisés (par exemple dans les forces armées et de sécurité).
  • Appuyer les filières francophones et en développer de nouvelles.
  • Poursuivre les efforts de formation au français des fonctionnaires.

 2 – La culture

  • Poursuivre le développement du réseau des Centres de lecture et d’animation culturelle (CLAC).
  • Pérenniser la présence hertzienne de TV5 Monde et renforcer la présence de programmes et de films en français sur les chaînes de télévision et de radio publiques et dans les salles de cinéma (avec sous-titrage en arabe).
  • Assurer la présence et la promotion des œuvres, des auteurs et des artistes francophones.

3 – L’environnement francophone

  • Développer le tourisme francophone : production et traduction des supports de communication et d’information à destination des touristes ; coproduction de « vignettes » audiovisuelles de promotion, formations des professionnels au français ; labellisation des hôtels plurilingues, …
  • Généralisation de la signalisation et de l’information publique trilingues sur tous les  supports (affichage, sites Internet, signalétique, …).
  • Lancer une campagne de sensibilisation sur l’utilité de l’apprentissage du français.